Dans les coulisses des plateformes d’échecs

Cyril CAMU pour Route64

Depuis une poignée d’années, et encore davantage avec le confinement, le monde des échecs français s’est découvert un nouveau terrain de jeu : Internet, et plus précisément la plateforme de diffusion en direct Twitch. Chess24, Chess.com, Blitzstream… Qui sortira vainqueur du match annoncé ?

“disputer des Blitz devant 150 personnes c’était énorme”

« Il y avait des choses très bien en anglais qui s’étaient créées entre temps, alors je me suis relancé en français. J’avais été frustré par l’anglais, je n’arrivais pas à exprimer exactement ce que je voulais ». Il se renomme Blitzstream et, à moins de 30 ans, joue avec les codes d’Internet. Son ton décontracté et ses vidéos où fusent les vannes bon enfant évoquent davantage le très expressif Squeezie, devenu une star de YouTube en se filmant en train de jouer aux jeux vidéo, que le style austère prêté parfois aux échecs. Près de six années plus tard, ses vidéos sont vues par plus d’une dizaine de milliers de personnes en moyenne et il vit aujourd’hui grâce à une base d’environ 1000 donateurs réguliers.

Il est sans doute encore trop tôt pour parler de schisme, mais pour le milieu des échecs, il y a eu un avant et un après ce 5 juin 2020. Du moins, sur Internet. Ce vendredi là, de l’autre côté de l’océan Atlantique, la plus grande plateforme d’échecs en ligne, Chess.com, accueille un tournoi qui fait polémique, du nom de PogChamps. Son organisateur est pourtant l’un des meilleurs joueurs au monde : le Grand Maître International (GMI) Hikaru Nakamura, numéro 1 des Blitz, ces parties rapides où chaque joueur n’a que cinq minutes pour battre son adversaire. Reste qu’autour de lui, le champion américain n’a pas convié d’autres joueurs d’échecs professionnels… Les 16 personnes qui se disputent les 50 000 dollars de prix, en direct devant plusieurs dizaines de milliers de personnes, sont des influenceurs. Si ces débutants sont là, c’est avant tout parce qu’ils possèdent une importante communauté sur Twitch, principale plateforme de diffusion de vidéo en direct, et terrain de jeu des gamers. Pas du goût de tout le monde.

« PogChamps me rappelle la “Ferme Célébrités’’, le fond du trou de la téléréalité trash ! », s’emportait alors le Maître International Stefan Löffler, sur le site spécialisé ChessTech. « Des célébrités de bas étage qui s’humilient pour un peu d’attention et d’argent. Le souci, c’est qu’avant de jouer à un niveau qui mérite d’être regardé, les échecs prennent des années. Personne ne devrait laisser des débutants jouer devant un public ». Mais malgré les cris d’orfraie d’une partie du milieu, ces deux semaines de tournoi jouées à un niveau parfois pathétique, sont le symbole d’un basculement déjà engagé : sur Internet les échecs sont en plein essor, et justement grâce à ces diffusions en direct sur Twitch. En France, cette conquête d’Internet a débuté dans l’anonymat de l’appartement d’un jeune joueur amateur, il y a presque dix ans. « J’étais classé dans les meilleurs Français en moins de 16 ans et moins de 18, mais j’ai arrêté de jouer aux échecs à ma majorité », explique aujourd’hui Kevin Bordi, fondateur de Blitzstream. « Si on veut réussir un sport individuel en pro, il faut rentrer dans le top 100 mondial, sinon ça ne sert à rien. Je n’avais pas le talent pour y arriver ». Au début des années 2010, le monde des échecs en ligne est un no man’s land, uniquement peuplé de quelques dizaines de passionnés. Kévin Bordi est l’un d’eux.

Un jour, il tombe sur une vidéo d’un Américain du nom de ChessNetwork, qui commente ses Blitz en direct. Une révélation. L’ennui et l’amour du jeu feront le reste.
Il monte la chaîne KevinStream en anglais et se filme le temps de quelques heures, deux ou trois fois par semaine sur Twitch. « J’ai toujours voulu rendre les échecs fun. Je les vois davantage comme un e-sport que comme un sport ou un art, c’était donc normal de diffuser des blitz sur Internet comme des jeux vidéo sur une plateforme de gaming ». Les premiers mois, il fidélise une trentaine de spectateurs. « Un jour, ChessNetwork parle de ma chaîne sur Twitter. À partir de là, il a commencé à y avoir entre 100 et 150 personnes sur tous mes streams. Ça ne rapportait encore rien financièrement, mais il y a huit ans, pouvoir disputer des Blitz devant 150 personnes c’était énorme. Je devais être la deuxième ou la troisième plus grosse chaîne d’échecs sur Twitch au monde ». Pour autant, après une poignée d’années, l’emploi du temps de Kevin Bordi ne lui permet plus de continuer et il ferme sa chaîne KevinStream. Quand, au milieu de la dernière décennie, Kevin Bordi décide de s’y remettre, les échecs sur Twitch ne sont déjà plus tout à fait les mêmes.