Laurent Fressinet : « Être secondant de Carlsen est l’expérience la plus intense de ma carrière »

Christophe GATTUSO pour Route64

« Too weak, too slow » mais tellement sympa. Laurent Fressinet a accepté d’évoquer son rôle de secondant de Magnus Carlsen qu’il occupe depuis 2013. Une fonction particulière qui fera l’objet de notre dossier dans notre n°4, sur plus de 30 pages, avec des révélations ! Sans langue de bois, le GMI français, directeur de Chess 24 France, revient auprès de « Route64 » sur le triomphe de Dubaï et sa relation de travail avec le champion du monde à qui il voue une sincère admiration. Confidences.

Tu viens de conquérir un 5e titre de champion du monde en tant que secondant de Magnus Carlsen. Comment as-tu vécu ce match et cette victoire plus facile qu’attendu contre Ian Nepomniachtchi ?

Laurent Fressinet : Au début d’un match, on ne sait jamais comment il va se dérouler. J’étais un peu inquiet pendant les premières parties, car Magnus paraissait tendu. Il a assez mal joué la 2e partie. Mais on savait qu’en élevant son niveau, les choses se passeraient bien. Nepo, comme nous nous y attendions, a fermé le jeu. À mon avis, c’était un mauvais choix, car il a joué contre nature et n’a pas su faire la différence. L’Espagnole anti-Marshall pour laquelle il a opté avec les blancs est le type de position que Magnus adore. Et puis est arrivée cette 6e partie extraordinaire de combativité. Après 5 parties nulles, cette victoire a fait le plus grand bien à Magnus, car la pression commençait à monter. Après cette partie, il n’a plus laissé l’ombre d’une chance à son adversaire. Il a extrêmement bien joué.

Dans ses parties, Magnus a souvent été le premier à dévier des lignes principales pour engager le combat sur l’échiquier. Cette stratégie a-t-elle induit un travail spécifique des secondants ?

L.F. : La stratégie a effectivement été un peu différente que lors des matches précédents. Quand on seconde le meilleur joueur du monde, on essaie d’obtenir une position à partir de laquelle il fera la différence sur l’échiquier. Si le 4e coup de l’ordinateur est équivalent dans sa force aux trois premiers, pourquoi ne pas le retenir ? Nepo a lui décidé de jouer comme un livre ouvert. Il n’a pas cherché à surprendre, a préféré des lignes principales censées être fortes, mais n’a obtenu aucun avantage. Et puis après la 6e partie, il s’est écroulé.

« Magnus est un génie, son jeu a assez peu de défauts, je ne me vois pas lui donner de conseil technique. Pour moi, son pire ennemi, c’est lui-même. »

Aviez-vous prévu que Nepo puisse s’effondrer ?

L.F. : Nous n’avions pas envisagé ce cas de figure. Pour un championnat du monde, on prépare surtout les scénarios les plus compliqués. Ça a été une surprise, car je pensais que Nepo allait travailler sur cette approche psychologique qui lui fait parfois défaut. En cours de match, il a changé de coupe de cheveux et a fait revenir Karjakin de Russie pour le conseiller, donnant l’impression d’une improvisation permanente. Mais il n’a étonnamment ni changé ses ouvertures ni sa façon de jouer.

Au lendemain du match, Carlsen a rendu hommage à ses secondants en publiant une vidéo sur les réseaux sociaux dans laquelle il salue tous les membres de son équipe : Peter-Heine Nielsen, Jan Gustafsson, Danil Dubov, Jorden Van Foreest et toi-même. Cette reconnaissance t’a-t-elle touché ?

L.F. : Lors de toutes ses victoires en championnat du monde, Magnus a toujours pris le temps de remercier ses secondants. C’est très appréciable. Dans ce petit film réalisé par des journalistes norvégiens alors que nous étions en stage en Espagne, Magnus a eu un petit mot gentil pour chacun de nous. Cela montre qu’il est un bon leader. Nous avions envie de donner le maximum pour lui.

Les Russes ont vécu comme une trahison la collaboration de Dubov avec Carlsen. Sa présence a-t-elle fait débat au sein de l’équipe ?

L.F. : Non, aucunement. Personnellement, je me suis mis d’accord avec Magnus pour le seconder pour ce match dès le début 2020. J’aurais pu aider Magnus à se préparer contre Maxime Vachier-Lagrave s’il avait gagné le tournoi des candidats. La nationalité n’a rien à voir, c’est contractuel ! Dubov a certes travaillé avec Karjakin, mais c’était il y a 6 ans. Et sa collaboration avec Magnus est entamée depuis plusieurs années. Nos adversaires ont dit être sûrs que Dubov était dans notre équipe après le coup 8. Ce5 dans la 2e partie. Ils se trompent, car l’idée n’est pas de lui. En revanche, l’ordre de coups dans la 6e partie était de lui ! Dubov est extrêmement bon, il est très rapide et sa créativité est une grande force.

Remontons le temps. Ta carrière de secondant démarre en 2008 quand Vladimir Kramnik te demande de l’aider pour son match de championnat du monde contre Anand, à Bonn. Quel souvenir gardes-tu de cette première expérience ?

L.F. : Un très mauvais souvenir. C’était affreux, car on avait passé des mois à se préparer et tout s’est mal passé de A à Z. Anand a très bien joué, mais il a fait plein d’erreurs que Kramnik n’a pas su exploiter. Kramnik est mené 3 à 0 après la 6e partie. Il n’était clairement pas en forme, on le voyait quand il nous montrait ses parties, à Leko, Rublevsky (les autres secondants, ndlr) et moi. Il nous a dit avoir été très fatigué par les négociations et l’organisation du match.

En 2013, comment es-tu devenu secondant de Magnus Carlsen ?

L.F. : Magnus m’a invité à un stage d’entraînement à Kragero, en Norvège, juste après sa victoire au tournoi des candidats en mars 2013. Nous avions déjà joué quelques parties ensemble. Le courant est tout de suite bien passé. Son manager de l’époque, Simen Agdestein, m’a proposé d’être secondant pour son premier match de championnat du monde contre Anand. Je n’ai pas hésité longtemps. C’était une super opportunité et j’étais déjà assez fan du joueur. Carlsen avait 20 ans de moins qu’Anand et était le grand favori. Et puis, huit ans plus tard, il est toujours là et moi aussi.

Tu ne ressens pas l’usure de cette fonction qui est éprouvante ?

L.F. : Non, car j’ai beaucoup plus de liberté avec Magnus que je n’en avais avec Kramnik qui était beaucoup plus directif. Magnus m’a proposé en 2016 de travailler pour lui à l’année et plus seulement pour les matches comme en 2013 et 2014. Dans la plupart de ses tournois, j’aide Peter-Heine Nielsen à préparer Magnus. Et puis, soyons honnêtes, j’avais pris de l’âge, mes résultats étaient en baisse. C’était une belle voie de reconversion. Avec Magnus, ça se passe très bien, il n’y a jamais de reproche. Ce n’était pas forcément le cas avec Kramnik qui avait un niveau d’exigence énorme envers lui-même et envers ses secondants. Carlsen est ouvert à toutes les propositions, je l’ai déjà vu jouer des choses qu’il ne connaissait pas une demi-heure avant. Il voit une suite dans un fichier, ça lui plaît et il la joue ! Il est capable d’improviser.

Et de jouer une Trompovsky à la première partie du Championnat du monde de 2016 contre Karjakin ! Savais-tu qu’il allait jouer cette ouverture, quelques jours après l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis ?

L.F. : On avait dû la préparer en urgence. La vraie raison pour laquelle Magnus a joué cette ouverture est que Karjakin lui avait semblé extrêmement nerveux pendant la conférence de presse d’ouverture du match. Il bégayait affreusement. Magnus s’est dit qu’il allait essayer de le déstabiliser avec ce choix peu conventionnel. Il a changé son approche l’avant-veille de la première partie pour sortir Karjakin de sa zone de confort.

« Quand on voit sur l’échiquier la position que l’on a travaillée, ça met une sacrée pression ! »

Quelle est l’organisation des secondants de la team Carlsen ? Es-tu spécialiste d’ouvertures attitrées ?

L.F. : Peter-Heine Nielsen accompagne Magnus pendant les matches. Il organise le fichier d’ouvertures avec un code couleur, il est très organisé. Nielsen ne se considère pas comme le chef, il tranche parmi nos propositions qu’il présente à Carlsen. Le vrai patron, c’est Magnus qui peut déjuger tout le monde. Nous n’avons pas d’ouvertures attitrées, nous sommes obligés d’être polyvalents, mais je suis forcément plus expert de la berlinoise que de la Najdorf, par exemple. On se répartit les rôles, mais le travail n’est pas cloisonné par ouverture. Magnus préfère que tous les secondants aient l’accès au fichier travaillé pour voir s’il n’y a pas d’erreur ou d’oubli.

Hormis la préparation des ouvertures, partages-tu d’autres activités avec Magnus ? Es-tu un peu le confident, le psychologue ?

L.F. : Avec Magnus, on joue ensemble au padel, une sorte de squash pas très technique. Quant à être psychologue, on réfléchit à ce qu’on dit, car il est difficile de donner un conseil à un joueur qui est depuis dix ans le numéro un mondial. Comment imaginer conseiller Nadal sur la façon dont il doit jouer un 4e set à Roland-Garros ? Magnus est un génie, son jeu a assez peu de défauts, je ne me vois pas lui donner de conseil technique. Pour moi, son pire ennemi, c’est lui-même. Contre Karjakin, il a commencé à s’agacer à force d’enchaîner les nulles après avoir obtenu de bonnes positions. Ça ne sert à rien de lui dire de rester calme, il sait ce qu’il doit faire.

Depuis quelques années, pendant les championnats du monde, les équipes de secondants sont délocalisées ? Pourquoi est-ce bénéfique ? N’est-il pas dur d’être loin de l’action ?

L.F. : J’ai assisté à une seule partie de championnat du monde en direct, à Bonn, en 2008. Kramnik avait demandé à ce que l’on soit présents et souriants à la 2e partie pour montrer que tout allait bien et que l’équipe était en confiance. Nous étions restés une heure puis étions retournés bosser. En 2013, pour le match de Chennaï, j’étais à Paris, on échangeait par Skype, mais ça ne fonctionnait pas très bien. Pour celui de Sotchi en 2014, on était basé en Norvège et on travaillait la nuit, c’était l’enfer. À New-York en 2016, les secondants étaient encore en Norvège, mais cette fois, cela fonctionnait mieux avec le décalage horaire. En 2018, pour le match de Londres, nous étions en Thaïlande et on travaillait en journée, c’était génial. On commençait vers 7 ou 8 heures du matin, et on rendait notre travail à 19h-20h. Pour le match de Dubaï, on était aussi en Thaïlande. C’est Jan Gustafsson qui a eu l’idée de cette délocalisation des secondants dans une zone géographique propice pour travailler de jour. On a vite compris l’importance de travailler en décalage horaire pour dormir, préserver de l’énergie et être plus efficaces.

En 2013, Anand dévoile en conférence de presse d’avant-match la composition de son équipe et Magnus Carlsen s’en étonne et ne dévoile rien. Pourquoi ?

L.F. : Jusqu’à ce match, il y avait en quelque sorte un « gentleman agreement » qui voulait qu’au début du Championnat du monde, les joueurs dévoilent la composition de leur équipe. Et Magnus n’a pas souhaité le faire. Il était tout à fait dans son droit. Depuis ce jour, c’est devenu la norme.

Kasparov et Kramnik ont tous deux aidé Anand dans son match contre Topalov en 2010. Des guests se sont-ils déjà invités parmi les secondants de Magnus ?

L.F. : Kasparov nous a donné des conseils en 2014. Il avait beaucoup joué contre Anand et il a partagé quelques petites idées dans les ouvertures. Quelques années auparavant, Anand avait promis à Kasparov, qui l’avait assisté dans son match contre Topalov, de soutenir sa candidature à la présidence de la Fide. Or, il ne l’avait finalement pas fait.

Y a-t-il des trouvailles qui ont fait gagner Magnus dont tu es fier ?

L.F. : Oui, je pense à l’idée dans la première partie de départage contre Caruana (4.e4 dans une Anglaise). Ça a permis de surprendre Caruana et de prendre l’avantage. Pendant les parties classiques, Carlsen a joué mon fichier dans la 5e partie, une Rossolimo avec 6.Cxb4 alors que 6.cxb4 était plus joué. Quand on voit sur l’échiquier la position que l’on a travaillée, ça met une sacrée pression ! D’où l’importance que le fichier soit vérifié par un collègue. Ça sécurise notre travail de savoir que l’on n’est pas sans filet. Quand une seule personne est responsable, c’est très dangereux. Surtout quand on travaille un fichier à 6h du mat et que l’on n’a pas dormi.

« Carlsen est ouvert à toutes les propositions, je l’ai déjà vu jouer des choses qu’il ne connaissait pas une demi-heure avant. »

Qu’est-ce qui te plaît dans ce métier ? Préfères-tu être devant l’échiquier ou derrière l’ordinateur ?

L.F. : Sincèrement, être secondant de Carlsen est la chose la plus intense que j’ai connue pendant ma carrière échiquéenne. Dans cette fonction, je suis dans l’intimité d’un match de championnat du monde que je n’aurais pas pu connaître en tant que joueur. J’ai eu un très bon niveau, je suis arrivé jusqu’à la 27e place mondiale (en septembre 2010 avec 2718 Elo, ndlr). C’est pas mal, mais c’est assez loin d’un match de championnat du monde. Travailler avec Magnus, c’est passionnant, c’est une chance incroyable ! Il fait partie avec Fischer et Kasparov des trois meilleurs joueurs d’échecs de tous les temps. Et ce n’est pas fini.

Peter Leko a récemment dit que le travail sur les ouvertures était continuellement remis sur la table du fait de l’accroissement constant de la force des ordinateurs ? D’un championnat du monde à l’autre, faut-il revoir tous les fichiers ou arrive-t-il de ré exploiter une idée en réserve ?

L.F. : Avec les nouveaux ordinateurs arrivent très souvent de nouveaux concepts. À chaque championnat du monde, on ne repart pas à zéro, mais on essaie de regarder les ouvertures avec un œil nouveau. On ne peut pas se contenter de la théorie officielle, il faut être créatifs et mener un travail en profondeur, ce qui n’est pas faisable dans un tournoi normal. C’est ce qui rend la préparation à un match de championnat du monde plus intéressante que celle pour une partie d’un tournoi lambda. Mais le travail le plus important, quand même, reste celui réalisé pendant le match.

Comment ne pas se faire happer par la machine, rester maître de la situation ?

L.F. : Ce n’est pas évident. Il faut voir ce qui peut surprendre l’adversaire. Et ne pas devenir fou ou parano. Magnus a maintenant l’expérience des matches, il sait faire des choix. Il ne va pas revoir tout ce qu’on a fait pendant la préparation, ça n’aurait pas de sens. Il connaît les grandes directions.

Magnus s’est intéressé à la révolution de l’IA et la réussite récente d’Alpha Zéro. Cela oriente-t-il sa préparation ? S’en inspire-t-il ?

L.F. : Magnus n’est pas le seul à avoir étudié ces parties entre Alpha Zéro et Stockfish. Nous aussi, en tant que secondants, nous les avons regardées, ça fait partie de notre passion. Mais lui, il les a intégrées beaucoup plus vite que la moyenne.

« En tant que secondant, je suis dans l’intimité d’un match de championnat du monde que je n’aurais pas pu connaître en tant que joueur.»

Secondant de Magnus Carlsen, ça gagne bien ? Tu nous donnerais une fourchette ?

L.F. : Non, mais je peux dire que Magnus est généreux. Je n’ai pas de raison de me plaindre. Je touche un salaire avec des primes en fonction des résultats. Je trouve normal que si ça ne marche pas bien pour lui, ça ne marche pas bien pour moi.

Les nouveautés théoriques étant périssables, Magnus Carlsen fait-il don à ses secondants de celles qu’il n’a pas pu jouer ? En as-tu déjà profité ?

L.F. : On peut les utiliser juste après le match. Conserver les nouveautés ne se fait plus, car les gens ont tellement d’infos et utilisent à ce point les ordis que les idées sortent très vite. Une nouveauté que l’on garde pendant des années, cela n’arrive plus beaucoup. J’ai le droit de jouer une idée non utilisée dans un match, mais le problème, comme je travaille pour Magnus toute l’année, c’est que si je joue une idée qui était pour lui, après je dois en trouver une autre (rires).