Au Sénégal, les échecs sortent à peine de l’ouverture
Dossier Spécial Sénégal
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Les cours sont donnés dans d’une salle de classe prêtée par l’Institut de gestion d’informatique du transport et de la logistique, à Dakar.
Après un court âge d’or dans les années 1970-1980, les échecs, au Sénégal, peinent à se développer. Une culture plus proche du jeu de dames, une fédération longtemps soumise à une mauvaise gouvernance et un grand manque de moyens expliquent le retard accumulé par le pays de la Teranga. Depuis 2016, une nouvelle dynamique est à l’œuvre avec un objectif : faire du Sénégal le roi des échecs… au moins en Afrique de l’Ouest.
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« Quand je viens avec mon échiquier pour analyser des positions pendant les pauses entre les cours, mes camarades de classe me prennent pour un fou ! Ils sont curieux et veulent comprendre mais n’ont pas la patience et la motivation pour apprendre les échecs. » Abdoulaye Niasse, 18 ans et espoir sénégalais des échecs, désespère de trouver des partenaires de jeu dans son entourage. Et pour cause, les échecs, au Sénégal, se développent à l’ombre du jeu phare : les dames.
Amené par les colons français dans la deuxième moitié du XIXème siècle, le jeu des rois pâtit, dès son arrivée dans le pays, d’une mauvaise réputation. Jeu élitiste, associé à une population urbaine, intellectuelle, alphabétisée et résidant surtout à Dakar, les échecs ne s’imposent pas dans la culture populaire sénégalaise. « Sur les photos d’archives des premiers championnats du Sénégal, dans les années 1960, il n’y a que des Blancs », regrette le champion d’échecs en titre du Sénégal, Amadou Lamine Cissé, par ailleurs président d’une Fédération Sénégalaise d’Échecs (FESEC) en cours de restructuration. « Les dames ont en plus l’avantage de ressembler à certains jeux traditionnels africains, précise-t-il, ce qui facilite leur appropriation ». L’aspect matériel, enfin, joue aussi son rôle. Amadou Lamine Cissé se rappelle : « Quand j’étais gamin, avec mes copains, on prenait des morceaux de charbon et des cailloux blancs, on traçait un damier dans le sable ou sur le pavé et la partie de dames commençait ! Pour les échecs, il faut des pièces sculptées… ». Conséquence, sur les lieux de rassemblement populaire appelés « grand’place » en ville et « arbre à palabres » dans les villages, les Sénégalais se rejoignent, boivent l’ataya brûlant – le thé traditionnel – discutent et… jouent aux dames ! Aucun échiquier à l’horizon. « C’est exactement cette forme d’appropriation populaire que les échecs n’ont pas », renchérit le président de la FESEC.
« Faire découvrir les échecs »
Cheikh Mbaye, 29 ans (polo blanc, debout), directeur de la Sunshine International Chess Academy (SICA), la première académie d’échecs au Sénégal.
Malgré ce manque d’implantation, tous les weekends, des passionnés se réunissent sur leur temps libre pour transmettre les règles et la beauté des échecs aux jeunes dakarois afin de démocratiser le jeu. Abdou, 10 ans, avance encore ses pions timidement. Sylvestre, 15 ans, maîtrise pour sa part quelques concepts tactiques. Tous deux jouent sous l’œil de formateurs certifiés par la Fédération internationale des échecs (FIDE). Ces derniers déambulent entre les tables d’une salle de classe prêtée par l’Institut de gestion d’informatique du transport et de la logistique. Depuis l’extérieur, le petit bâtiment du quartier dakarois de Guédiawaye, enveloppé par le sable et la poussière, écrasé par la chaleur, semble à l’abandon. Pourtant, une fois l’entrée sans porte franchie et les escaliers extérieurs gravis, une pièce abrite bel et bien une vingtaine d’enfants et d’adolescents ayant soif de connaissances échiquéennes.
Ils bénéficient de l’expertise des formateurs dans le cadre du programme « Chess in Schools », chapeauté par la FIDE. À Dakar, cette impulsion trouve sa continuité dans la première académie d’échecs du Sénégal, baptisée Sunshine International Chess Academy (SICA). Cheikh Mbaye, 29 ans, bénéfice en 2016 d’une formation de l’Association Internationale des Échecs Francophones (AIDEF). Il obtient son diplôme d’entraîneur et, depuis 2020, occupe la direction de la SICA. « Les cours sont gratuits, notre objectif principal étant de faire découvrir les échecs », explique-t-il. Amadou Lamine Cissé détaille le processus d’apprentissage du jeu au Sénégal : « Dans les écoles, nous envoyons des initiateurs pour apprendre à bouger les pièces, capturer les pions et les bases en général, l’idée n’est pas de partager de la théorie sur les ouvertures ou de la stratégie. Sur cent initiés, vingt ou trente vont s’accrocher et là commence la vraie formation dans le cadre de « Chess in Schools » et de la SICA. Un formateur dédié s’occupe du groupe et on établit un créneau horaire sur les heures de classe ou en dehors de celles-ci, en accord avec l’école, pour approfondir et suivre un programme spécifique un peu plus poussé ».
La FESEC repart presque de zéro pour développer le jeu dans ce pays d’Afrique de l’Ouest. Pourtant, le pays se dote dès 1974 d’une fédération officielle, l’une des premières en Afrique. Deux figures émergent : Daouda Sakho et Gorgui Gueye. Le premier est triple champion du Sénégal en 1978, 1979 et 1980. Le second participe aux Olympiades de Malte (1980), de Dubaï (1986) et de Thessalonique en Grèce (1988). Lors de ce dernier tournoi, il affronte celui qui remportera quelques parties plus tard ces Olympiades : Garry Kasparov. « Cela crée un engouement… qui se tasse rapidement car les engagements financiers du gouvernement pour développer le jeu ne sont pas respectés… Gorgui Gueye et d’autres, découragés, décrochent », regrette Amadou Lamine Cissé. Pour achever les échecs sénégalais, la gestion de la FESEC, des années 90 aux années 2010, est « prise en otage par deux ou trois personnes ». Garry Kasparov, dans le cadre du programme « Chess in schools », se déplace au Sénégal en 2014. Une renaissance du jeu dans le pays est espérée « mais malheureusement », poursuit l’actuel président de la FESEC, « Kasparov est venu lorsque nous avions les problèmes de gestion solitaire… Il y avait des programmes de soutien financier et d’apport de matériel mais il traite non pas avec une structure, une fédération, mais avec une personne seule. Cela ne l’a pas rassuré et il a abandonné le projet ». En 2016, pourtant, la tendance s’inverse. Amadou Lamine Cissé, après des études et un début de carrière en France puis au Canada, rentre au Sénégal. Avec l’ensemble des clubs, une réflexion sur le devenir de la fédération est amorcée. Un comité de normalisation naît avec pour objectif de repartir sur des bases saines. Le ministère des Sports, sous la houlette de Matar Bâ, fait confiance au projet. La FESEC ne dispose, à l’heure actuelle, pas encore de statuts officiels mais une assemblée générale dans les derniers mois de l’année 2022 corrigera cela.
Ce nouvel élan trouve un relais parfait sur la scène culturelle. En octobre 2020, comme en Occident, la série Le Jeu de la dame crée une émulation au Sénégal. « Beaucoup de parents m’ont appelé pour inscrire leurs enfants », se remémore Amadou Lamine Cissé. Surtout, bien plus inspirant pour les Sénégalais et davantage encore pour les Sénégalaises, le film américain La Dame de Katwe connaît un grand écho dans le pays
« Les jeunes filles sénégalaises ont réalisé qu’elles aussi pouvaient jouer et pouvaient gagner »
Sorti en 2016, il s’inspire de la joueuse ougandaise Phiona Mutesi, interprétée par Madina Nalwanga. Le film, produit par Disney, raconte la manière dont cette enfant, née et élevée dans un bidonville de Kampala, Katwe, se passionne pour les échecs. Sa trajectoire extraordinaire – quatre participations aux Olympiades d’échecs féminines et rang de candidat maître féminin – constitue un puit sans fond d’inspiration pour les échecs africains. « Les jeunes filles sénégalaises ont réalisé qu’elles aussi pouvaient jouer et pouvaient gagner », se souvient le président de la FESEC. La fédération a mis en place un projet à Saint-Louis, au nord de Dakar, qui cible trente jeunes filles du lycée Ameth Fall. « Pour la première séance, nous avons fait regarder aux lycéennes La Dame de Katwe », sourit Amadou Lamine Cissé, plein d’espoir. La stratégie de démocratisation du jeu et de son développement s’articule autour de deux piliers principaux au Sénégal : les écoles et les filles. Dans le premier cas, il s’agit de repartir de la base, de former une nouvelle génération de joueurs d’échecs. Le second comporte une dimension culturelle puisque « traditionnellement, ici, les jeunes filles d’un certain âge ont d’autres préoccupations que les études ou les échecs, à savoir trouver un mari », déplore le champion du Sénégal en titre. L’objectif est d’en cibler quelques-unes qui sont très motivées afin d’en faire des exemples et des vecteurs d’émancipation. Les meilleurs joueurs ont tenté de montrer l’exemple lors de l’Olympiade d’échecs en Inde, à Chennai, à l’été 2022. Ils n’ont malheureusement pu faire mieux que 138ème, loin du meilleur représentant africain qu’est l’Égypte avec sa 36ème place. Cela constitue néanmoins leur meilleure performance à ce jour. Les Lionnes ont pour leur part terminé 132ème sur 162.